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C’était le mois d’octobre, la fin de l’année, l’époque où l’on abattait le bétail en prévision de l’hiver et où le vent du nord annonçait les frimas. Les feuilles des châtaigniers s’étaient parées d’or, les hêtres flamboyaient et les chênes jetaient des éclats de bronze. La nuit tombait déjà lorsque Thomas de Hookton, accompagné d’Eléonore, sa maîtresse, ainsi que du père Hobbe, son ami, atteignirent une ferme sur les hauteurs. Le fermier refusa de leur ouvrir sa porte, mais leur cria à travers l’huis qu’ils pouvaient dormir dans la porcherie.

La pluie martelait le chaume qui tombait en poussière. Thomas guida leur unique cheval sous le toit qu’ils partageraient avec six cochons enfermés dans un solide enclos, à côté d’un tas de bois et au milieu d’une neige de plumes, dernier souvenir d’une poule devenue poule au pot. Les plumes rappelèrent au père Hobbe que c’était le jour de la Saint-Gallus, et il se fit un devoir d’apprendre l’édifiante histoire de ce bienheureux à Eléonore.

— Rentrant en sa demeure un soir d’hiver, le saint surprit un ours en train de dérober son repas, lui conta-t-il. Alors, il s’adressa à l’animal et celui-ci l’écouta. Il le tança vertement, puis il lui ordonna d’aller quérir du bois pour son feu.

— Oui, je me souviens, j’ai vu cette histoire sur une peinture, répondit Eléonore. L’ours est devenu son valet, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, confirma le bon père. C’est parce que Gallus était un saint. Les ours ne vont pas chercher du bois pour n’importe quel manant, mais pour un saint, oui.

— Un saint qui est le patron des poules ! ricana Thomas.

Thomas connaissait tout des saints ; il en savait encore plus long sur le sujet que le père Hobbe.

— On se demande pourquoi les poulets ont besoin d’un saint ! ajouta-t-il, sarcastique.

— Gallus est le patron des poules ? s’étonna Eléonore, qui ne comprenait pas pourquoi Thomas se gaussait ainsi. Pas des ours ?

— Non, des poules, confirma le père Hobbe. De toute la volaille, en vérité.

— Mais pourquoi ?

Le père Hobbe, un fils de paysans à la face large, au poil raide, au corps trapu, un être jeune et plein de fougue, répondit de bonne grâce, car il aimait à raconter l’histoire des saints :

— Parce qu’un jour il chassa un méchant démon du corps d’une fille. Une multitude d’évêques avaient essayé de chasser ce démon, mais ils avaient tous échoué. Or, un beau jour, arriva saint Gallus qui maudit le démon. Il le maudit ! Alors, le démon se mit à piailler d’effroi – le père Hobbe agita les mains pour imiter la frayeur de l’esprit malin – et il s’envola du corps de la fille, oui, et il ressemblait à une poule noire – une poulette. Oui, c’est ça, une poulette noire.

— Je n’ai jamais vu cette histoire sur une peinture, mais j’aimerais bien voir un ours nous apporter du bois pour nous chauffer, commenta mélancoliquement Eléonore, dans son anglais teinté d’un fort accent français.

Thomas, assis à côté d’elle, fouilla des yeux la pénombre humide et légèrement brumeuse en se demandant si ce jour était réellement celui de la Saint-Gallus, car il avait perdu la notion du temps pendant leur voyage. Peut-être était-on déjà à la Sainte-Audrey ? On était au mois d’octobre, cela, il le savait, et il savait que mille trois cent quarante-six ans avaient passé depuis la naissance du Christ, mais il n’était pas sûr du jour. Rien de plus facile que de perdre le fil. Un jour, son père avait récité tous les offices du dimanche un samedi, et il avait été obligé de recommencer le lendemain.

À ce souvenir, Thomas se signa à la dérobée. Il était le bâtard d’un prêtre et on disait que cela portait malheur. Il frissonna. Il y avait dans l’air une menace qui n’était due ni au crépuscule, ni aux nuages chargés de pluie, ni à la brume. « Que Dieu nous aide, pensa-t-il, mais il y a un esprit malin qui rôde. » Il se signa une nouvelle fois et adressa une prière silencieuse à saint Gallus et à son ours si obéissant. Cela lui rappela le montreur d’ours qu’ils avaient vu à Londres. Les dents de l’animal étaient réduites à des chicots jaunâtres et ses flancs bruns étaient maculés de sang à force d’avoir été piqués par l’aiguillon. Des chiens errants avaient grondé à sa vue, s’étaient approchés, mais avaient vite battu en retraite lorsque l’ours s’était tourné vers eux en se dandinant.

— C’est encore loin, Durham ? s’enquit Eléonore dans sa langue maternelle, le français.

— Nous y serons demain, je pense, répondit Thomas, les yeux toujours fixés sur l’obscurité profonde au-dehors. Elle a demandé quand nous serions à Durham, précisa-t-il à l’adresse du père Hobbe.

— Prions Dieu pour que ce soit vraiment demain, dit le prêtre.

— Demain, tu pourras te reposer, promit Thomas à Eléonore.

Elle était enceinte. L’enfant, si Dieu le voulait, naîtrait au printemps. Thomas ne s’était pas encore accoutumé à l’idée de devenir père. Il ne se sentait pas encore prêt à prendre une telle responsabilité, mais Eléonore était heureuse et il aimait à lui faire plaisir, aussi lui disait-il qu’il se réjouissait comme elle. Et parfois, c’était vrai.

— Et demain, nous aurons nos réponses, compléta le père Hobbe.

— Non, demain, nous poserons nos questions, rectifia Thomas.

— Dieu ne permettra point que nous ayons fait tout ce chemin pour être déçus, répliqua le bon père.

Pour couper court à toute discussion, il sortit du sac leur maigre repas.

— C’est tout ce qu’il reste du pain. Nous devrions garder un peu de fromage et une pomme pour notre petit déjeuner. (Il bénit la nourriture, puis il partagea le pain en trois.) Mangeons avant la tombée de la nuit.

Avec l’obscurité s’installa un froid mordant. Il tomba une brève averse, puis le vent se calma. Thomas, qui dormait près de la porte, fut réveillé peu après que le vent eut cessé de souffler parce qu’une lumière brillait au nord, dans le ciel.

Il se redressa. Et ce qu’il vit lui fit oublier le froid, la faim, lui fit oublier tous les petits désagréments de la vie, car ce qu’il voyait, c’était le Graal. Le Saint-Graal, le plus précieux de tous les legs du Christ, perdu depuis plus de mille ans… Il le voyait rougeoyer dans le ciel, éclatant comme du sang, scintillant comme l’auréole d’un saint, et illuminer le firmament d’une multitude de rayons éblouissants.

Thomas avait envie d’y croire. Il avait envie que le Graal existe. Il voulait se convaincre que la découverte du Graal ferait disparaître le mal de la terre en l’engloutissant dans ses profondeurs. Il avait désespérément envie de croire, tellement envie que, en cette nuit d’octobre, le Graal lui apparut, semblable à une grande coupe incandescente qui éclairait le ciel du nord. Ses yeux se remplirent de larmes, sa vue se brouilla, l’image devint floue, mais elle resta là.

Une vapeur s’élevait du vase sacré. Derrière, disposés sur plusieurs rangées qui s’élevaient vers les hauteurs du ciel, des anges déployaient leurs ailes couleur de feu. Le ciel du nord tout entier baignait dans une brume dorée et écarlate qui éclairait la nuit comme pour envoyer un signe à Thomas l’incrédule.

— Ô Seigneur, pria-t-il à voix haute, en repoussant sa couverture et en allant s’agenouiller sur le seuil glacé, ô Seigneur !

— Thomas ?

Eléonore, à côté de lui, s’était réveillée. Elle se mit sur son séant et suivit son regard.

— Il y a le feu, dit-elle en français d’une voix effrayée. C’est un grand incendie !

— C’est un incendie ? répéta Thomas.

Puis il se réveilla tout à fait. Il vit alors qu’un feu brûlait à l’horizon, un grand feu dont les flammes projetaient dans les nuages une lueur rougeoyante en forme de coupe.

— Il y a une armée qui passe par là-bas, chuchota Eléonore. Regarde !

Plus loin, une grande lueur illuminait le ciel. Des lueurs semblables, ils en avaient vu d’innombrables dans le ciel de France ; c’étaient celles des flammes reflétées par les nuages sur le passage de l’armée anglaise, là où faisaient rage les incendies qu’ils allumaient au fur et à mesure de leur avancée en Normandie et en Picardie.

Thomas, déçu, continuait à scruter l’horizon d’un œil incrédule. Quoi, c’était une armée ? Ce n’était pas le Graal ?

— Thomas ? s’inquiéta Eléonore.

— Ce n’est qu’une rumeur, murmura-t-il comme pour lui.

Il était le fils bâtard d’un prêtre, et il avait été élevé avec les Saintes Écritures. Or, dans l’Évangile selon saint Matthieu, on annonçait qu’à la fin des temps il y aurait des guerres et des rumeurs de guerres. D’après les Écritures, le monde finirait dans un bain de feu et de sang. Comme pour corroborer cette prédiction, dans le dernier village où ils étaient passés sous le regard suspicieux des gens, un prêtre vindicatif les avait taxés d’être des espions écossais. Devant cette infâme accusation, le sang du père Hobbe n’avait fait qu’un tour et il avait brandi le poing sous le nez de son confrère. Thomas avait dû intervenir pour calmer les deux saints hommes.

Un berger qui avait assisté à l’altercation lui dit avoir vu de la fumée dans les collines du nord. D’après lui, les Écossais étaient en marche vers le sud. Mais la concubine du prêtre avait ricané en entendant cette histoire, déclarant que les prétendues troupes écossaises n’étaient que des voleurs de bétail.

— Mettez des barreaux à votre porte pendant la nuit, avait-elle persiflé, et ils vous laisseront tranquilles.

Au loin, la lueur était toujours là. Ce n’était pas le Graal.

— Thomas ? répéta Eléonore en fronçant les sourcils.

— J’ai fait un rêve, expliqua-t-il, c’est tout.

— J’ai senti l’enfant bouger. Alors, nous allons nous marier, tous les deux ?

— Oui, à Durham, promit Thomas.

Car si lui-même n’était qu’un bâtard, il ne voulait pas que son enfant soit affecté de la même tare.

— Demain, nous serons arrivés et nous irons nous marier aussitôt dans une église. Après, nous irons chercher nos réponses.

Intérieurement, il pria pour que l’une des réponses fût : non, le Graal n’existe pas. « Faites que ce soit un rêve, un simple mirage de feu et de nuages dans le ciel nocturne, sinon je vais devenir fou. » Il avait envie d’abandonner sa quête. Il avait envie de renoncer au Graal et de redevenir ce qu’il était et ce qu’il avait envie d’être : un archer anglais.

 

Bernard de Taillebourg, français, dominicain et inquisiteur, passa cette nuit d’automne dans une porcherie. Lorsque l’aube se leva, laiteuse, plongée dans un épais brouillard, il tomba à genoux et remercia Dieu de lui avoir accordé la grâce de dormir dans la paille souillée. Puis, conscient de la noble tâche qui l’attendait, il adressa une prière à saint Dominique en lui demandant d’intercéder auprès de Dieu afin que l’entreprise de la journée se déroule bien.

— De même que la flamme de ta bouche nous guide vers la vérité, pria-t-il à haute voix, qu’elle éclaire notre route vers le succès.

Sa ferveur était telle qu’il bascula en avant, allant heurter de la tête le solide pilier de pierre qui soutenait un angle de l’enclos. La douleur irradia son crâne. Mais il en demanda plus encore et donna délibérément un nouveau coup de tête contre la pierre. La peau de son front éclata ; le sang se mit à couler le long de son nez.

— Ô saint Dominique, s’écria-t-il, ô saint Dominique ! Grâces soient rendues à Dieu pour ta gloire ! Éclaire notre route !

Le sang dégoulinait à présent sur ses lèvres. En gardant les mains jointes, il le lécha, songeant à toutes les tortures endurées pour l’Église par les saints martyrs. Un sourire extatique éclairait son visage hagard.

Les soldats qui, la nuit précédente, avaient réduit en cendres la quasi-totalité du village, violé les femmes qui n’avaient pu s’échapper et massacré les hommes qui essayaient de les protéger, observaient la scène, fascinés. Le prêtre cognait de manière rythmique son front contre la pierre éclaboussée de sang en psalmodiant : « Dominique, ô Dominique ! »

Quelques soldats se signèrent, car ils savaient reconnaître un saint homme quand ils en voyaient un. Un ou deux s’agenouillèrent, même si ce n’était pas chose facile en cotte de mailles. Mais les autres se contentèrent de considérer le dévot d’un œil méfiant, ainsi que son valet, qui leur rendait hardiment leur regard.

Le valet, de même que son maître, était français, mais il y avait dans sa physionomie une note exotique. Sa peau était mate, presque aussi basanée que celle d’un Maure, et ses cheveux noirs luisaient, longs et lisses. L’ensemble, assorti à son visage étroit, lui donnait un air farouche. Il était vêtu d’une cotte de mailles, portait l’épée et, bien qu’il ne fût que le valet d’un religieux, ses manières étaient assurées et pleines de dignité. Son élégance détonait étrangement au milieu de cette armée dépenaillée. Nul ne connaissait son nom et nul ne se risquait à lui poser la question, ni à lui demander pourquoi il évitait soigneusement la compagnie des autres valets.

Le mystérieux personnage observait les soldats en tenant ostensiblement dans sa main gauche un couteau muni d’une lame très longue et très fine. Lorsqu’il estima qu’un nombre suffisant de soldats s’intéressait à lui, il posa le couteau, pointe en bas, en équilibre sur son doigt tendu. Pour éviter que la lame acérée ne le blesse, il l’avait gainée avec un doigt coupé dans un gant de mailles.

D’un coup sec, il lança le couteau en l’air. La lame jeta un éclair argenté et le couteau reprit sa place, pointe en bas, en équilibre sur son doigt. Toute l’opération se déroula sans que le valet ne quitte des yeux ses spectateurs.

Son maître, à qui cette démonstration d’adresse avait échappé, poursuivait ses incantations, les joues striées de sang.

— Dominique ! Dominique ! Éclaire notre route !

Une nouvelle fois, le couteau virevolta en reflétant la faible lumière de ce matin brumeux.

— Dominique ! Guide-nous !

C’est alors qu’un homme grisonnant fit irruption, bousculant les spectateurs.

— Tous à cheval ! brailla-t-il. Plus vite que ça ! À cheval ! Nous n’avons pas toute la journée devant nous ! Que diable avez-vous à rester ainsi le bec béant ? Par le Christ en croix, vous vous croyez où ? À la foire d’Eskdale ? Allez, pour l’amour de Dieu, remuez-vous ! Plus vite que ça !

Son écu portait ses armoiries, un cœur rouge, mais la peinture était tellement passée et le revêtement de cuir si abîmé que le blason était difficile à distinguer.

— Oh, par la couronne d’épines ! souffla-t-il à la vue du dominicain et de son valet. Mon père, nous partons ! Sur-le-champ ! Je n’ai pas de temps à perdre avec vos prières.

Revenant à ses troupes, il les pressa :

— Allez, à cheval ! Remuez vos carcasses ! Il y a une besogne de tous les diables qui nous attend aujourd’hui !

— Douglas ! l’interpella le dominicain d’un ton mordant.

L’homme grisonnant fit volte-face.

— Prêtre, mon nom est sir William, et vous feriez bien de vous en souvenir.

Le religieux cligna des yeux, paraissant reprendre ses esprits. Puis il s’inclina machinalement, comme pour demander pardon d’avoir commis la faute d’avoir appelé sir William par son nom de famille.

— C’est que je parlais à saint Dominique, expliqua-t-il.

— Fort bien, j’espère que vous lui avez demandé de chasser ce maudit brouillard ?

— Oui, et il va nous guider ! Il va nous montrer le chemin !

— Alors il fera bien de mettre ses bottes, car nous partons, que votre saint soit prêt ou non ! gronda sir William Douglas, chevalier de Liddesdale.

La cotte de mailles de sir William, usée par les batailles, était réparée en maints endroits. Des points de rouille apparaissaient aux bords et aux coudes. Son visage tanné par les intempéries était couturé de cicatrices, aussi balafré que le cuir de son écu. Il avait atteint les quarante-six ans, et chacune des années qui avaient blanchi ses cheveux et sa courte barbe lui avait laissé une cicatrice, souvenir d’un coup d’épée, de flèche ou de javelot.

Il ouvrit la lourde porte de la porcherie.

— Allons, debout, mon père. J’ai un cheval pour vous.

Mais Bernard de Taillebourg déclina son offre.

— Je vais marcher, comme marchait Notre Seigneur, dit-il en se saisissant d’un gros bâton terminé par une lanière de cuir.

— C’est pour éviter de vous mouiller en franchissant les ruisseaux, pas vrai ? gloussa sir William. Vous marcherez sur l’eau, pas vrai, avec votre valet ?

Contrairement à ses hommes, il ne semblait pas le moins du monde impressionné par le prêtre français, ni éprouver la moindre méfiance envers ce valet si bien armé. Mais il est vrai que sir William Douglas était réputé pour n’avoir peur de personne. C’était un chef de clan écossais accoutumé à protéger ses terres par le meurtre, le feu, l’épée et la lance, peu enclin à se laisser impressionner par un quelconque prêtre exalté venu de Paris. Sir William, en vérité, n’éprouvait pas pour les prêtres une sympathie débordante, mais son roi lui avait demandé d’emmener Bernard de Taillebourg dans cette expédition et il y avait consenti à contrecœur.

Autour de lui, les soldats se mettaient en selle comme il le leur avait ordonné. Ils n’étaient que légèrement armés car ils ne comptaient pas rencontrer d’ennemis. Quelques-uns, tel sir William, portaient des écus, mais la plupart se contentaient d’une simple épée. Le dominicain, dont la cotte était humide et maculée de boue, arriva en courant pour rejoindre sir William.

— Vous allez entrer dans la ville ?

— Bien sûr que non, je ne vais pas entrer dans cette satanée ville. C’est la trêve, vous avez oublié ?

— Mais si c’est la trêve…

— Si c’est la trêve, ventredieu, on les laissera tranquilles.

Le prêtre français maîtrisait bien l’anglais, mais il mit quelques instants à comprendre ce que signifiaient les quatre derniers mots de sir William.

— Il n’y aura pas de bataille ?

— Pas entre nous et la ville, non. Et il n’y a pas d’armée anglaise à quarante lieues à la ronde, donc il n’y aura pas de bataille. Tout ce que nous voulons, c’est trouver des vivres et du fourrage, mon père, des vivres et du fourrage. Donne à manger à tes hommes et à tes animaux, c’est ainsi que tu gagneras tes guerres.

Pendant son petit discours, sir William s’était hissé sur son cheval, aidé d’un écuyer qui maintenait l’animal. Après avoir introduit ses bottes dans les étriers, il étala la jupe de sa cotte de mailles et prit les rênes.

— Je vous emmène jusqu’aux abords de la ville, mon père, mais après il vous faudra vous débrouiller tout seul.

— Me débrouiller ? répéta Bernard de Taillebourg.

Mais, déjà, sir William avait tourné bride et s’engageait dans un sentier boueux bordé de longs murets de pierre. Deux cents hommes d’armes aux couleurs de la grisaille de ce matin brumeux s’engagèrent à sa suite, et le prêtre, bousculé par leurs grands destriers crottés, dut se battre pour garder la cadence. Le valet suivait, l’air indifférent. Il était accoutumé à la compagnie de la soldatesque et ne donnait aucun signe d’appréhension. À vrai dire, tout, dans ses manières, révélait qu’il s’y entendait certainement mieux au maniement des armes que la plupart de ceux qui chevauchaient derrière sir William.

Le dominicain et son valet avaient voyagé jusqu’en Écosse avec une douzaine d’autres messagers dépêchés au roi David II par Philippe de Valois, le roi de France. Cette ambassade était un appel au secours. Les Anglais avaient envahi la Normandie et la Picardie, brûlant tout sur leur passage. Ils avaient battu les troupes du roi de France près d’un village appelé Crécy, et leurs archers tenaient une douzaine de forteresses en Bretagne, tandis que leurs farouches chevaliers accouraient à la rescousse depuis les possessions ancestrales d’Edouard d’Angleterre en Gascogne. Tout cela était terrible, mais il y avait pire. En effet, comme s’il voulait montrer à l’Europe entière que la France pouvait être démembrée en toute impunité, le roi d’Angleterre était en train d’assiéger le grand port fortifié de Calais. Philippe de Valois faisait son possible pour repousser le siège, mais l’hiver s’annonçait et ses nobles murmuraient que leur roi n’était pas un guerrier. C’est pourquoi il en avait appelé au roi d’Écosse, David, le fils de Robert Bruce. « Envahissez l’Angleterre, l’avait-il supplié, et cela forcera Edouard à abandonner le siège de Calais pour protéger son pays. » Les Écossais avaient pris le temps de réfléchir à la proposition, et en étaient arrivés à la conclusion, persuadés par l’ambassade du roi de France, que l’Angleterre était sans défense. Comment eût-il pu en être autrement ? L’armée d’Edouard d’Angleterre était à Calais, ou en Bretagne, ou en Gascogne ; il ne restait plus personne pour défendre l’Angleterre. Cela signifiait que leur vieil ennemi était à leur portée, qu’il ne demandait qu’à être pillé, que les richesses de l’Angleterre n’attendaient que de tomber entre les mains écossaises.

Les Écossais étaient donc descendus dans le sud.

C’était la plus grande armée jamais déployée hors des frontières du pays. Tous les grands seigneurs en faisaient partie, tous les fils et petits-fils des guerriers qui avaient humilié l’Angleterre durant la sanglante bataille du Bannockburn. Ces seigneurs avaient emmené leurs hommes d’armes, des soldats endurcis par les incessantes escarmouches autour de la frontière, accompagnés cette fois par les chefs de clan des montagnes et des îles alléchés par l’odeur du butin. Ces derniers étaient à la tête de tribus sauvages ne parlant que leur propre langue et se battant comme des diables. Par milliers, ils étaient venus grossir les rangs des guerriers dans l’espoir de devenir riches.

Les messagers français, leur mission accomplie, étaient retournés dans leur pays pour annoncer à Philippe de Valois qu’Edouard d’Angleterre allait sans aucun doute lever le siège de Calais lorsqu’il apprendrait que les Écossais étaient en train de ravager ses terres du nord.

L’ambassade française était retournée chez elle, mais sans Bernard de Taillebourg, qui avait à faire dans le nord de l’Angleterre. Mais, dès les premiers jours de l’invasion, il avait dû subir une succession de contrariétés. L’armée écossaise était forte de douze mille hommes, elle était plus importante que l’armée avec laquelle Edouard d’Angleterre avait défait les Français à Crécy, mais, une fois la frontière traversée, cette grande armée avait fait halte pour assiéger une forteresse isolée défendue par une garnison de trente-huit hommes en tout et pour tout. Les trente-huit hommes avaient tous péri, certes, mais on n’en avait pas moins perdu quatre jours. On avait perdu encore plus de temps en négociations avec les habitants de Carlisle, qui avaient donné de l’or afin que leur ville fût épargnée. Ensuite, le jeune roi d’Écosse avait gaspillé trois jours supplémentaires en pillant le grand prieuré des Black Canons à Hexham. Enfin, dix jours après avoir traversé la frontière et arpenté les landes du nord de l’Angleterre, l’armée écossaise avait tout de même atteint Durham. La ville avait offert mille livres en or pour être épargnée, et le roi David lui avait accordé deux jours pour trouver la somme. Ce qui signifiait que Bernard de Taillebourg avait deux jours pour trouver le moyen d’entrer dans la ville. Et maintenant, il se retrouvait à courir derrière sir William Douglas en glissant dans la boue, à demi aveuglé par le brouillard.

Ils traversèrent une vallée, franchirent un cours d’eau et gravirent la pente raide d’une colline.

— De quel côté se trouve la ville ? demanda le religieux à sir William.

— Dès que le brouillard se lèvera, je pourrai vous le dire, mon père.

— Ils vont respecter la trêve ?

— Les gens de Durham sont de saints hommes, mon père, répondit ironiquement sir William, et surtout ils ont peur !

C’étaient les moines de la ville qui avaient négocié la rançon. Sir William, pour sa part, avait déconseillé au roi d’accepter. Il était d’avis que si des moines offraient un millier de livres, le mieux était de trucider les moines et de s’emparer de deux mille livres. Mais le roi ne l’avait pas écouté. David Bruce avait passé la plus grande partie de sa jeunesse en France et il se considérait comme un homme cultivé. Sir William ne s’embarrassait pas de ce genre de scrupules.

— Vous ne craindrez rien si vous réussissez à vous faire ouvrir les portes de la ville, affirma-t-il au prêtre.

Les cavaliers les avaient rejoints au sommet de la colline. Sir William prit la direction du sud en longeant la crête sur un sentier bordé de murs de pierre qui, au bout de quatre cents pas environ, aboutissait à un hameau désert où quatre masures, si basses que leurs toits de chaume délabrés paraissaient surgir tout droit de terre, étaient blotties les unes contre les autres non loin d’un carrefour. Au centre de celui-ci s’élevait une croix de pierre qui penchait vers le sud, au milieu d’un carré d’herbes folles entouré d’ornières boueuses.

Sir William brida son cheval pour s’arrêter devant le monument et détailla le dragon sculpté qui entourait le pilier. Il manquait un bras à la croix.

Quelques hommes mirent pied à terre et allèrent inspecter les maisons, mais ils n’y trouvèrent rien ni personne. Pourtant, dans l’une des masures, des braises rougeoyaient encore. Les soldats en profitèrent pour mettre le feu aux quatre toits de chaume. Mais le feu mit du temps à prendre, car le chaume était si humide que des champignons prospéraient au cœur des brins de paille.

Sir William sortit un pied de ses étriers et entreprit de renverser la croix brisée, mais elle refusa de bouger malgré ses efforts. À la vue de l’expression désapprobatrice de Bernard de Taillebourg, il grogna :

— Nous ne sommes pas sur une terre sacrée, mon père. Nous ne sommes que chez ces gredins d’Anglais.

Il examina le dragon sculpté qui grimpait le long de la pierre avec sa gueule béante.

— Dieu, que cette sale bête est laide, n’est-ce pas, mon père ?

— Les dragons sont des créatures du péché, les objets de Satan, répondit Bernard de Taillebourg, donc ils sont laids.

— Un objet de Satan, hein ? fit sir William avec un nouveau coup de pied à la croix.

Puis il reprit, non sans avoir au préalable gratifié la pierre d’un troisième et inutile coup de pied :

— Ma mère m’a toujours dit que ces maudits bâtards d’Anglais enterraient leur or sous des croix à dragons.

Deux minutes plus tard, la croix était couchée sur le côté et une demi-douzaine d’hommes déçus baissaient le nez vers le trou ainsi formé. La fumée qui montait des toits en flammes épaississait encore le brouillard, tourbillonnant au-dessus de la route avant de disparaître dans la grisaille matinale.

— Pas d’or, maugréa sir William.

Puis il rassembla ses hommes et prit la direction du sud, à la recherche de vivres susceptibles d’être rapportés à l’armée écossaise. Mais les champs étaient nus. Derrière, les flammes de l’incendie coloraient la brume d’or et de rouge. Peu à peu, le rougeoiement disparut, ne laissant que l’odeur du feu. Soudain retentit un vacarme assourdissant de cloches, dont l’appel monta jusqu’au ciel. Sir William, à qui il semblait que le son venait de l’est, entra dans une pâture à l’endroit où s’interrompait un muret et se mit debout dans ses étriers. Il tendit l’oreille et essaya de localiser les cloches, mais, avec ce brouillard, il ne put rien voir ni évaluer la distance. Puis le tapage s’arrêta aussi soudainement qu’il avait éclaté.

À présent, le brouillard s’amenuisait et disparaissait entre les feuilles orange d’un groupe d’ormes. Des champignons tachaient de blanc le sol de la pâture vide.

Bernard de Taillebourg tomba à genoux et se mit à prier à haute voix.

— Taisez-vous, mon père ! lui intima sir William.

Le prêtre se signa, comme implorant la clémence des cieux pour sir William qui commettait le sacrilège d’interrompre une prière.

— Vous avez dit qu’il n’y avait pas d’ennemis ! protesta-t-il.

— Ce ne sont pas des imbéciles d’ennemis que je cherche à entendre, répliqua l’Écossais, ce sont des animaux ! J’écoute pour savoir s’il n’y a pas des cloches de vaches ou de moutons.

Mais sir William paraissait étrangement nerveux pour quelqu’un qui ne cherchait que des vivres. Il ne cessait de se retourner sur sa selle, de tenter de percer le brouillard, de houspiller son monde au moindre crissement de maille ou au moindre coup de sabot sur le sol, d’imposer le silence aux hommes d’armes qui chevauchaient près de lui.

Il était soldat depuis bien longtemps, il l’était même déjà avant la naissance de certains de ses compagnons, et s’il était toujours en vie, c’était parce qu’il avait toujours suivi son instinct. Or, en ce moment, il sentait rôder le danger au milieu du brouillard. Sa raison lui disait qu’il n’y avait rien à craindre, que l’armée anglaise était loin, de l’autre côté de la mer, mais cela ne l’empêchait pas de sentir planer la mort. D’un geste instinctif, il fit glisser son écu sur son épaule et passa son bras gauche dans les boucles. C’était un grand bouclier, fabriqué avant l’époque où on avait commencé à rajouter une cuirasse à la cotte de mailles, un bouclier assez grand pour dissimuler un corps tout entier.

Au bord de la pâture, un soldat poussa un cri. Sir William saisit la poignée de son épée. Mais ce qu’il avait entendu n’était qu’un cri de surprise devant l’apparition soudaine de deux tours au milieu du brouillard. Ce n’était guère plus qu’une brume maintenant, au sommet de la crête, mais il continuait à flotter comme une rivière laiteuse au-dessus des vallées, de part et d’autre de la colline. Par-delà la rivière, loin au nord, une grande cathédrale et un château émergeaient de la blancheur spectrale d’une autre crête, immenses et sombres. Ils trouaient le brouillard, pareils à des édifices issus de l’imagination de quelque lugubre magicien.

Le valet de Bernard de Taillebourg, qui n’avait pas vu la civilisation depuis des semaines, contempla les deux bâtiments, fasciné. Des moines en froc noir s’étaient amassés sur la plus haute tour de la cathédrale, montrant du doigt les cavaliers qui avançaient vers eux.

— Durham, grogna sir William.

Sans doute les cloches avaient-elles sonné pour appeler les fidèles à la prière du matin.

— J’y vais de ce pas ! déclara le dominicain.

Joignant le geste à la parole, il se releva et saisit son bâton, prêt à partir.

Mais sir William, juché sur son cheval, lui barra la route.

— Tout doux, mon père. Pourquoi diable êtes-vous si pressé ?

Taillebourg tenta de forcer le passage, mais on entendit un cliquetis et, tout à coup, une lame froide, lourde et grise, vint obscurcir la vue du dominicain.

— Mon père, je vous ai demandé pourquoi vous étiez si pressé ! jeta sir William d’une voix coupante comme la lame de son épée.

Sur un signe de l’un de ses hommes, il détourna les yeux et vit que le valet du religieux avait à demi tiré son arme.

— Si votre chien de valet ne rengaine pas sa lame, mon père, articula-t-il avec une douceur qui masquait une terrible menace, j’en fais de la chair à rôtir pour mon dîner.

Taillebourg prononça quelques mots en français et son valet, de mauvaise grâce, rentra son épée dans son fourreau. Le prêtre leva les yeux vers sir William.

— Vous ne craignez donc point pour votre âme immortelle ? murmura-t-il.

Sir William sourit et, avant de répondre, scruta le sommet de la colline. Mais il ne décela rien d’inquiétant dans le brouillard qui se désagrégeait peu à peu. Rassuré, il se dit que sa nervosité n’était sans doute due qu’à son imagination. Peut-être était-ce le résultat de ses excès de la nuit précédente, du trop-plein de bœuf, de porc et de vin qu’il avait engloutis. Car, après l’avoir investie, les Écossais avaient festoyé dans la maison du prieur de Durham, et le prieur vivait bien, à en juger par son garde-manger et par sa cave. Mais les repas trop riches avaient tendance à vous donner des prémonitions.

— Je laisse à mon guide spirituel le soin de s’inquiéter de mon âme, répliqua-t-il enfin en relevant le visage du dominicain avec la pointe de son épée. Quelle est la sorte d’affaire qui pousse un Français chez nos ennemis de Durham ?

— C’est une affaire qui concerne l’Église, affirma Taillebourg d’un ton ferme.

— Je me moque comme d’une guigne de savoir qui elle concerne, insista sir William. Je veux savoir ce que c’est.

— Si vous m’en empêchez, riposta Taillebourg en repoussant la lame, je ferai en sorte que le roi vous punisse et que l’Église vous condamne, et que le Saint-Père condamne votre âme à la damnation éternelle. J’en appellerai…

— Ferme ton maudit bec ! l’interrompit sir William. Te crois-tu de taille à me faire peur, prêtre, avec ta face couverte de sang ? Notre roi n’est qu’un petit toutou et l’Église fait ce que lui disent de faire ceux qui la paient.

Il retira son épée, mais pour la poser sur la nuque du religieux.

— Et maintenant, tu vas me raconter ton affaire. Dis-moi pourquoi un Français reste avec nous au lieu de rentrer chez lui avec les gens de son pays. Dis-moi ce que tu veux faire à Durham.

Bernard de Taillebourg empoigna le crucifix qui pendait à son cou et le brandit devant sir William. Ce n’était pas une manifestation de peur, mais, par ce geste, il semblait plutôt menacer de faire tomber les foudres du ciel sur l’âme de son interlocuteur.

Sir William se contenta de gratifier le crucifix d’un regard intéressé comme s’il appréciait sa valeur, mais la croix n’était qu’en bois, et le petit personnage du Christ, tordu dans les douleurs de l’agonie, était sculpté dans un morceau d’os jauni. Eût-il été en or, sir William n’eût pas manqué de s’en saisir, mais ce bibelot ne méritait qu’un crachat de mépris. Aussi sir William cracha-t-il. Certains soldats, qui craignaient Dieu plus que leur maître, se signèrent, mais les autres ne cillèrent pas, plus occupés à surveiller de près le valet, un dangereux personnage. Cet ecclésiastique d’âge mûr venu de Paris, pour violent et lugubre qu’il fût, ne leur faisait pas peur.

Ce dernier, loin de baisser la garde, apostropha sir William d’un ton vindicatif :

— Eh bien, qu’allez-vous faire ? Me tuer ?

— Oui, si je le dois, répliqua sir William, implacable.

La présence de ce prêtre au sein de l’ambassade française éveillait sa curiosité, et le fait qu’il fût resté après le départ des autres ne faisait qu’épaissir le mystère. Or un homme d’armes bavard, l’un des Français qui avaient apporté le cadeau de deux cents armures offert aux Écossais, lui avait révélé que le prêtre était à la poursuite d’un grand trésor. Si ce trésor se trouvait à Durham, eh bien, il voulait le savoir ! Il voulait sa part !

— J’ai déjà tué des prêtres, ajouta-t-il, et un autre prêtre m’a vendu une indulgence pour réparer ma faute, donc je ne crains ni vous, ni votre Église. Il n’y a pas de péché dont on ne puisse payer le rachat, aucun pardon qui ne puisse être acheté.

Le dominicain haussa les épaules. Deux hommes de sir William s’étaient postés derrière lui en brandissant leur épée, et il comprit que ces Écossais n’étaient pas à un meurtre près. C’est sans état d’âme qu’ils les tueraient, lui et son valet. Ces hommes qui suivaient le cœur rouge de Douglas n’étaient que des brutes nées pour se battre, aussi sûrement que des chiens de chasse étaient nés pour chasser. Il était inutile de menacer leur âme, car ils étaient à des lieues de cette sorte de préoccupation.

— Je vais à Durham pour retrouver un homme, dit-il.

— Quel homme ? insista sir William sans relâcher la pression de son épée sur sa nuque.

— C’est un moine, expliqua le saint homme avec patience, et il est vieux maintenant, si vieux qu’il peut ne plus être de ce monde. C’est un Français, un bénédictin qui a fui Paris il y a très longtemps.

— Pourquoi a-t-il fui ?

— Parce que le roi voulait sa tête.

— La tête d’un moine ? releva sir William, sceptique.

— Ce n’était pas un simple bénédictin. Il a appartenu autrefois à l’ordre des Templiers.

— Ah !

Sir William commençait à comprendre.

— Et il sait où est caché un grand trésor, poursuivit Taillebourg.

— Le trésor des Templiers ?

— Oui. On dit qu’il est caché à Paris, caché depuis toutes ces années, mais ce n’est que l’an dernier que nous avons découvert que ce moine français était toujours vivant en Angleterre. Vous comprenez, ce bénédictin était autrefois le sacristain des Templiers. Vous savez ce que c’est ?

— Pour qui me prenez-vous ? Gardez votre morgue pour vous, mon père, répliqua sir William d’un ton froid.

Taillebourg inclina la tête pour montrer qu’il reconnaissait la justesse du reproche.

— Si quelqu’un sait où se trouve le trésor des Templiers, c’est bien celui qui s’occupait de leurs objets sacrés, poursuivit-il d’un ton humble. Et à notre connaissance, cet homme vit maintenant à Durham.

Sir William retira son épée. Tout ce que venait de dire le prêtre se tenait. Les chevaliers du Temple, un ordre de moines soldats qui avaient fait serment de protéger la route des pèlerins entre la chrétienté et Jérusalem, étaient devenus riches au-delà des rêves les plus fous de tous les rois. C’était une grave erreur, car cela avait excité la jalousie des rois, et les rois jaloux faisaient de méchants ennemis. Le roi de France, qui comptait justement parmi ces ennemis, avait ordonné la destruction de l’ordre du Temple. À cette fin, on avait fabriqué une accusation d’hérésie, les hommes de loi avaient travesti sans peine la vérité et les Templiers avaient été dissous. Leurs maîtres avaient été brûlés et leurs terres confisquées, mais leur trésor, le fabuleux trésor des Templiers, n’avait jamais été découvert. Le sacristain de l’Ordre, responsable de sa sauvegarde, savait sûrement où il se trouvait.

— Quand les Templiers ont-ils été dissous ? s’enquit sir William.

— Il y a vingt-neuf ans, répondit le prêtre.

Donc, le sacristain était peut-être toujours vivant. Vieux, mais vivant. Sir William rengaina son épée, tout à fait convaincu par l’histoire du dominicain.

Et pourtant, rien de tout cela n’était vrai, en dehors du fait que la ville de Durham recelait en ses murs un vieux moine. Or, celui-ci n’était pas français et n’avait jamais été templier et, suivant toute probabilité, il n’avait jamais entendu parler d’un quelconque trésor. Mais Bernard de Taillebourg avait parlé d’un ton convaincant, et l’histoire de cet or perdu s’était répandue dans l’Europe entière ; c’était un conte que l’on ne manquait pas de raconter chaque fois que l’on évoquait les légendes et merveilles de ce monde. Sir William avait envie de croire à cette histoire, et cela plus que tout le reste le persuada qu’elle était vraie.

— Si vous retrouvez cet homme, dit-il à Taillebourg, et s’il est toujours vivant, et si ensuite vous trouvez le trésor, alors ce sera parce que nous aurons rendu la chose possible. Ce sera parce que nous vous avons amené jusqu’ici, et parce que nous vous avons protégé durant votre voyage jusqu’à Durham.

— C’est la vérité, sir William, acquiesça le dominicain.

L’Écossais fut surpris de la bonne grâce de son interlocuteur. Pris de soupçons, il le considéra en fronçant les sourcils et étudia son visage comme pour jauger sa sincérité.

— Donc, nous devons partager le trésor, conclut-il.

— Naturellement, répondit incontinent Taillebourg.

Sir William n’était pas sot. Il réfléchit, les yeux fixés sur la cathédrale qui se découpait au loin. S’il laissait le saint homme entrer dans Durham, il ne le reverrait jamais. Le trésor des Templiers, c’était, disait-on, un monceau d’or rapporté de Jérusalem, plus d’or qu’on ne pouvait l’imaginer, et sir William reconnaissait qu’il ne possédait pas le moyen de détourner un peu de cet or jusqu’à Liddesdale. Il lui fallait se servir du roi. David II était peut-être un garçon faible, aux chausses pauvrement garnies, et ramolli par son éducation française, mais les rois avaient des moyens déniés aux chevaliers. David d’Écosse pouvait s’entretenir d’égal à égal avec Philippe de Valois, tandis que tous les messages de William Douglas seraient ignorés par la cour de France.

— Jamie ! jappa-t-il à l’adresse de son neveu, l’un des deux cavaliers encadrant Taillebourg. Dougal et toi, vous allez ramener ce prêtre auprès du roi.

— Vous devez me laisser partir ! protesta le religieux.

Sir William se pencha sur lui, un sourire goguenard aux lèvres.

— Vous avez envie que je coupe vos couilles consacrées pour m’en faire une bourse ? ricana-t-il.

Puis, retournant à son neveu :

— Tu diras au roi que ce prêtre français a des nouvelles qui nous concernent et tu lui demanderas de le mettre en sécurité jusqu’à mon retour.

Sir William avait décidé que s’il existait un vieux moine français à Durham, il devait être interrogé par les gens du roi d’Écosse. Les renseignements du moine ainsi obtenus pourraient ensuite être vendus au roi de France.

— Emmène-le, Jamie ! ordonna-t-il. Et surveille ce damné valet. Prends-lui son épée.

L’idée qu’un simple prêtre et qu’un valet puissent lui causer des ennuis arracha un sourire à James Douglas, mais il n’en obéit pas moins à son oncle. Il exigea que le valet lui remette son épée. Devant la mauvaise grâce du ténébreux personnage, il sortit à demi son arme. D’un ton sec, Taillebourg intima à son valet l’ordre d’obéir, et ce dernier s’exécuta en renâclant. Avec un large sourire, Jamie Douglas accrocha l’épée à sa ceinture.

— Ils ne m’ennuieront pas, mon oncle, affirma-t-il.

— Allez, disparaissez ! fit sir William pour toute réponse.

L’Écossais suivit des yeux son neveu et son compagnon, tous deux montés sur de superbes étalons capturés sur les terres de Percy de Northumberland. Sitôt parvenu au campement royal, le prêtre ne manquerait pas de se plaindre au roi, et David, qui était incomparablement plus faible que son glorieux père, s’inquiéterait du déplaisir de Dieu et des Français. Mais bientôt, David s’inquiéterait bien davantage du déplaisir de sir William. Cette pensée lui arracha un sourire. Au même moment, il s’aperçut que, de l’autre côté du champ, quelques-uns de ses gens avaient mis pied à terre.

— Qui diable vous a dit de descendre de cheval ? s’emporta-t-il.

Puis il vit qu’il ne s’agissait nullement de ses gens, mais d’étrangers dissimulés derrière le rideau de brume qui se dissipait. Il se souvint des avertissements de son instinct et se maudit d’avoir perdu du temps avec le prêtre.

Et alors qu’il se maudissait, la première flèche arriva par le sud. Ses plumes sifflèrent dans l’air et elle termina sa course en s’abattant sur sa cible avec un bruit de hache d’arme. Ce fut un coup sourd, suivi par le frottement du métal qui déchirait le muscle, et terminé par le crissement de la lame contre l’os. La victime émit un grognement. Puis il y eut une seconde de silence.

Et ensuite, le hurlement.

 

Thomas de Hookton entendit les cloches tinter, graves et sonores, non pas les cloches d’un quelconque clocher de village, mais des cloches qui résonnaient avec la puissance du tonnerre. « C’est Durham », se dit-il. Il fut pris d’une immense lassitude, car le voyage avait été si long !

Leur périple avait commencé en Picardie, sur un champ baignant dans la puanteur d’un nombre incalculable de cadavres d’hommes et de chevaux, jonché de bannières, d’armes brisées et de flèches. La victoire avait été glorieuse, et pourtant elle avait laissé Thomas étourdi et nerveux sans qu’il comprenne pourquoi. Les Anglais avaient poursuivi leur marche vers le nord pour conquérir Calais, mais Thomas, au service du duc de Northampton, avait reçu de celui-ci la permission de transporter un camarade blessé jusqu’à Caen, où il connaissait un médecin aux dons extraordinaires. Mais il fut décrété ensuite que nul ne pourrait quitter l’armée sans la permission du roi, et c’est ainsi que le duc en avait appelé au roi. À cette occasion, Edouard Plantagenêt entendit parler de Thomas de Hookton et sut que son père était un prêtre né au sein d’une famille d’exilés français du nom de Vexille, dont la rumeur disait qu’elle avait un jour possédé le Graal. Ce n’était qu’une rumeur, bien sûr, un chuchotement, mais cette histoire était celle du Saint-Graal, la chose la plus précieuse qui eût jamais existé, à condition qu’elle eût existé. Le roi interrogea Thomas de Hookton et celui-ci émit des doutes sur la véracité de cette histoire. Mais l’évêque de Durham, qui avait été parmi les vaillants combattants sortis victorieux des assauts des troupes françaises, révéla au roi que le père de Thomas avait été emprisonné autrefois à Durham.

— Il était fou, expliqua l’évêque au roi, son esprit battait la campagne ! Il a donc été enfermé pour son bien.

— A-t-il parlé du Graal ? s’enquit le roi.

L’évêque répondit qu’il restait un seul homme dans son diocèse susceptible de connaître le secret. C’était un vieux moine nommé Hugh Collimore, qui avait soigné Ralph Vexille, le père de Thomas. Le roi n’eût pas manqué de traiter cette histoire par le mépris si Thomas n’avait retrouvé le legs de son père, la lance de saint Georges, dans la bataille qui avait laissé tant de morts sur le flanc de la verte colline dominant le village de Crécy. C’est au cours de cette bataille que fut blessé l’ami de Thomas, son chef, sir William Skeat. C’est lui que Thomas souhaitait conduire en Normandie auprès du fameux médecin, mais le roi avait insisté pour que Thomas se rende à Durham afin de rencontrer frère Collimore.

Sir William Skeat fut donc emmené à Caen par le père d’Eléonore. Thomas, Eléonore et le père Hobbe, accompagnés d’un chapelain royal et d’un chevalier de la maison du roi Edouard, firent voile jusqu’en Angleterre. Hélas, à Londres, les deux serviteurs du roi furent atteints d’une fièvre due à l’hiver précoce, aussi Thomas et ses compagnons accomplirent-ils seuls le voyage vers le nord.

Telle était la raison de leur présence près de Durham, par ce matin brumeux, tandis que sonnaient les cloches de la cathédrale. Eléonore, tout comme le père Hobbe, était pressée d’arriver. Car elle était persuadée que la découverte du Graal apporterait la paix et la justice dans ce monde d’où émanait une puanteur de maisons brûlées. Elle se disait qu’il n’y aurait plus de malheurs, plus de guerres, et peut-être même plus de maladies.

Thomas ne demandait qu’à y croire. Il avait envie de croire à la réalité de sa vision de la nuit. Mais, si le Graal existait vraiment, il ne pouvait qu’être précieusement conservé au sein d’une grande cathédrale, sous la garde des anges. À moins qu’il n’eût quitté ce monde. Mais s’il n’y avait pas de Graal sur terre, Thomas reportait sa foi sur un objet, un arc de guerre taillé dans un if d’Italie, peint en noir, muni d’une corde de chanvre, qui dardait une flèche en bois de frêne, empennée de plumes d’oie et terminée par une pointe de métal. Sur la panse de l’arc, là où sa main gauche enserrait le frêne, se trouvait un écusson de métal gravé d’une éalé, un animal mythologique, à griffes, à cornes, à défenses et à écailles, qui était le blason des Vexille, la famille de son père. L’éalé tenait une coupe, dont on avait dit à Thomas que c’était le Graal. Toujours le Graal. Ce Graal ne cessait de lui faire signe, de le narguer, de changer le cours de sa vie, sans jamais apparaître, sauf dans un rêve de feu. C’était un mystère, tout comme la famille de Thomas était un mystère. Mais peut-être le frère Collimore pourrait-il jeter une lumière dessus.

C’était cette recherche qui avait poussé Thomas jusque dans le nord. Peut-être n’apprendrait-il rien sur le Graal, mais il espérait en apprendre plus long sur sa famille et cela, au moins, donnait un sens à son voyage.

— Quelle route prenons-nous ? demanda son compagnon.

— Dieu seul le sait, répondit Thomas car le brouillard cachait tout.

— Les cloches semblaient venir de là, proposa le père Hobbe en désignant un point au nord-est.

Le bon père était énergique, plein d’enthousiasme, et faisait naïvement confiance au sens de l’orientation de Thomas, qui, en réalité, ignorait où ils se trouvaient.

Un peu plus tôt, la route s’était divisée en fourche et il avait pris au hasard le chemin qui partait sur la gauche et qui s’était rétréci au point de se réduire à une trace dans l’herbe. Des champignons poussaient dans le pré humide et chargé de rosée, faisant déraper la jument qui grimpait avec difficulté. La monture de Thomas transportait leur maigre bagage. Dans l’un des sacs suspendus au pommeau de la selle se trouvait une lettre de l’évêque de Durham adressée à John Fossor, le prieur de Durham.

La lettre commençait par : « Très cher frère en Jésus-Christ », et se poursuivait par des instructions demandant à Fossor de permettre à Thomas de Hookton et à ses compagnons d’interroger le frère Collimore sur le père Ralph Vexille « dont vous ne vous souviendrez plus, car il fut gardé au sein de votre maison avant votre arrivée à Durham, et avant même que je porte la mitre, mais il y aura bien quelqu’un qui aura eu vent de lui. Frère Collimore, s’il plaît à Dieu qu’il vive encore, l’aura certainement connu et aura eu connaissance du grand trésor qu’il cachait. Nous vous faisons cette requête au nom du roi et au service de Dieu tout-puissant qui a béni notre bras dans la présente tentative. »

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Eléonore en désignant la colline, où une faible lueur rougeâtre teintait le brouillard.

— Qu’y a-t-il ? interrogea le père Hobbe, qui ne parlait pas français.

Pour toute réponse, Thomas leva la main pour lui imposer silence.

Il sentait une odeur de brûlé et voyait trembler des flammes, mais n’entendait pas de voix. Il décrocha son arc de la selle et le banda. Il sortit une flèche du sac puis, en faisant signe à ses compagnons de rester où ils étaient, remonta le sentier et s’abrita derrière une haie où des alouettes et des passereaux voletaient parmi les feuilles d’automne.

Les flammes crépitaient, ce qui signifiait que le feu venait de prendre. Il se rapprocha à pas de loup, l’arc à demi tendu, et distingua, groupées autour d’un carrefour, trois ou quatre maisons dont les poutres et le chaume brûlaient en projetant des étincelles dans la grisaille environnante. L’incendie était récent, mais il n’y avait personne en vue : pas d’ennemis, pas d’hommes en cotte de mailles. Il fit signe d’avancer à Eléonore et au père Hobbe. Soudain, recouvrant le crépitement des flammes, on entendit crier. Ce cri venait de loin, à moins qu’il ne fût assourdi par le brouillard.

Thomas essayait de percer des yeux la fumée, le brouillard et les flammes qui dansaient, lorsqu’il vit apparaître deux hommes en cotte de mailles, montés tous deux sur des étalons noirs. Les cavaliers portaient des chapeaux noirs, des bottes noires et des épées à fourreau noir, et ils escortaient deux hommes à pied. L’un d’eux était un prêtre au visage en sang, un dominicain, à en juger par son froc blanc et noir, tandis que l’autre, dont le visage étroit et intelligent était encadré par de longs cheveux noirs, était en cotte de mailles. Ils marchaient tous deux à la suite des cavaliers à travers le brouillard mêlé de fumée. Arrivé au carrefour, le prêtre s’agenouilla et fit le signe de la croix.

Le cavalier de tête parut irrité par la scène, car il tourna bride et, tirant son épée, aiguillonna l’homme du bout de sa lame. Le prêtre leva les yeux et, à la grande surprise de Thomas, enfonça brutalement son bâton dans la gorge de l’étalon. L’animal eut un mouvement de recul et le prêtre en profita pour abattre son bâton sur le bras du cavalier. Celui-ci, déstabilisé par le sursaut de son cheval, tenta de lui percer le corps avec sa longue lame. L’autre cavalier était déjà désarçonné, bien que Thomas ne l’eût pas vu tomber, avec l’homme en cotte de mailles à califourchon sur lui, le couteau à la main.

Thomas contempla la scène, perplexe, car le cri qu’il avait entendu n’avait pu être poussé ni par les cavaliers, ni par le prêtre, ni par l’homme aux longs cheveux noirs. Et pourtant, hormis eux, l’endroit était désert. L’un des deux cavaliers était déjà mort, tandis que l’autre se battait en silence avec le prêtre. Thomas eut l’impression de rêver, d’assister à un combat irréel, à la représentation muette d’un conte moral : le cavalier en noir était le diable, et le prêtre était la volonté de Dieu. Peut-être l’issue du combat l’aiderait-elle à résoudre ses doutes à propos du Graal.

Le tirant de ses réflexions, le père Hobbe attrapa l’arc de son ami en s’écriant : « Allons à sa rescousse ! »

Mais le prêtre n’avait pas besoin d’aide. Se servant du bâton comme d’une épée, il parait les coups de son adversaire, plongeait en avant pour lui briser les côtes. L’homme à la longue chevelure noire intervint alors, plongeant une épée dans le dos du cavalier, qui se plia en deux et laissa tomber son arme. Pendant quelques instants, le regard de ce dernier s’accrocha à celui du prêtre, puis il tomba à la renverse, désarçonné. Ses pieds restèrent pris dans les étriers et le cheval, saisi de panique, escalada la colline au galop. Son meurtrier essuya la lame de son épée, puis s’empara du fourreau de l’une des victimes.

Le prêtre s’était précipité pour retenir l’autre cheval. Sentant qu’il était observé, il se retourna et distingua les silhouettes de deux hommes et d’une femme dans le brouillard. L’un des hommes était un religieux qui se tenait prêt à tirer la flèche passée dans la corde de son arc.

— Ils allaient me tuer ! protesta Bernard de Taillebourg en français.

Son valet se retourna vivement en brandissant une épée menaçante.

— C’est bon, dit Thomas au père Hobbe en prenant l’arc des mains de son ami.

Il suspendit l’arme à son épaule.

Dieu avait parlé, le prêtre était sorti vainqueur du combat. Thomas se souvint de sa vision de la nuit précédente. Puis il vit que, sous les plaies et le sang, le visage de l’étrange prêtre était une face de martyr, aux traits durs et secs, et que son regard était celui d’un ascète qui, de toute évidence, atteignait à la sainteté. Saisi d’une crainte respectueuse, il se retint de ne pas tomber à genoux.

— Qui êtes-vous ? cria-t-il.

— Je suis un avant-coureur.

Bernard de Taillebourg s’était accroché à la première explication qui lui était venue à l’esprit pour masquer son désarroi. Lui qui venait d’échapper à son escorte écossaise devait maintenant trouver le moyen d’échapper à un grand jeune homme armé d’un grand arc. C’est alors qu’une volée de flèches siffla à ses oreilles. Un trait alla se ficher dans le tronc d’un orme juste à côté de lui, et un second s’abattit dans l’herbe mouillée en patinant sur plusieurs pas. Un cheval hennit tout près, des cris désordonnés retentirent.

Le père de Taillebourg ordonna à son valet d’aller arrêter le deuxième cheval qui gravissait la colline au trot. Lorsque ce fut fait, l’étranger à l’arc, qui l’avait visiblement oublié, consacrait son attention à l’endroit d’où étaient parties les flèches.

Il tourna bride du côté de la ville, cria à son valet de le suivre et éperonna le cheval dont il venait de s’emparer.

Pour Dieu, pour la France, pour saint Denis et pour le Graal !

 

Sir William Douglas jura et sacra. Tout autour de lui, les flèches sifflaient. Des chevaux hennissaient et des hommes étaient allongés dans l’herbe, morts ou blessés. L’espace d’un instant, il était resté pétrifié, cherchant à comprendre, puis il s’était rendu à l’évidence : son expédition était tombée sur des troupes anglaises. Mais quel genre de troupe ? Il n’y avait pas d’armée anglaise dans les environs ! L’armée anglaise tout entière était en France, elle ne pouvait être ici ! Cela signifiait sans doute que les habitants de Durham avaient rompu la trêve, et cette pensée emplit sir William d’une terrible colère. « Par le Christ, se jura-t-il, il ne restera plus pierre sur pierre quand j’en aurai fini avec la ville ! »

Sur cette promesse de vengeance, il tira son bouclier d’un coup sec pour se protéger et se dirigea vers les archers qui étaient alignés le long d’une haie basse. Il fit une rapide estimation et s’aperçut qu’ils n’étaient pas trop nombreux, cinquante tout au plus, alors que, de son côté, il disposait de près de deux cents hommes à cheval. Aussi hurla-t-il l’ordre de charger.

Les épées furent dégainées.

— Tuez ces bâtards ! brailla sir William. Tuez-les !

Plein d’une sainte colère, il laboura sauvagement les flancs de sa monture à coups d’éperons, poussant les autres sur le côté dans sa hâte de parvenir à la haie. Il savait que la charge serait contrée, qu’il perdrait des hommes, mais dès qu’ils auraient franchi les buissons d’épines noires et qu’ils seraient sur ces coquins, ils les trucideraient jusqu’au dernier.

« Satanés archers ! » se dit-il. Il détestait les archers. Il détestait particulièrement les archers anglais, et, par-dessus tout, il détestait les félons, les briseurs de trêve comme les archers de Durham.

— Sus à l’ennemi ! Sus à l’ennemi ! beugla-t-il. Douglas ! Douglas !

Il aimait à faire connaître à ses ennemis le nom de celui qui les envoyait dans l’au-delà et s’apprêtait à forcer leurs femmes une fois la besogne accomplie. Si la ville avait brisé la trêve, il ne lui restait plus qu’à implorer l’aide du ciel, car il s’en donnerait à cœur joie en saccageant, en violant et en brûlant tout sur son passage. Il mettrait le feu aux maisons, foulerait les cendres aux pieds et laisserait les os de ses habitants moisir sous les intempéries. Des années durant, à la vue des pierres nues de la cathédrale en ruine et des oiseaux nichant dans les tours vides du château, les gens se rappelleraient que le chevalier de Liddesdale avait exercé là sa vengeance.

— Douglas ! Douglas ! glapissait-il en sentant les flèches se planter dans son bouclier.

Tout à coup, son cheval hennit, et il comprit qu’il avait dû être touché, car il trébucha, puis s’écroula sur le côté, le poitrail percé de flèches profondément enfoncées.

Sir William sortit ses pieds des étriers, entouré des guerriers qui se lançaient à l’assaut en poussant des cris de défi. Il se dégagea de sa selle. Son cheval hennissait de douleur, mais lui-même était indemne, sans une égratignure. Il se releva, attrapa son épée qu’il avait lâchée en tombant, et courut pour rattraper ses cavaliers. L’un d’eux avait une flèche plantée dans le genou. Un cheval s’écroula, les yeux blancs, les lèvres retroussées, le sang coulant à flots de ses blessures. Les premiers cavaliers étaient déjà à la haie. Découvrant une brèche, certains s’y engouffrèrent. Sir William vit que ces maudits archers anglais étaient en train de s’enfuir. « Vils bâtards, fils de catins, couards, pourris de bâtards d’Anglais ! » les invectiva-t-il mentalement.

Puis une nouvelle volée de flèches vint siffler à ses oreilles sur sa gauche et un homme tomba de son cheval, un trait planté dans la tête. Le brouillard se leva suffisamment pour révéler que les archers, loin de s’enfuir, avaient rejoint une grosse masse d’hommes d’armes qui avaient mis pied à terre. Les cordes des arcs se remirent à vibrer. Un cheval se cabra de douleur, une flèche plantée dans le ventre. Un homme tituba, fut frappé une deuxième fois, et tomba à la renverse dans un cliquetis de mailles.

« Doux Jésus, se dit sir William, mais c’est une armée entière qui est là ! Par le diable, c’est une armée entière ! »

— En arrière ! En arrière ! glapit-il. Vite ! En arrière !

Il hurla jusqu’à ce qu’il n’eût plus de voix. Une nouvelle flèche vint se planter dans son bouclier, traversant le bois recouvert de cuir. Dans sa rage, il tapa dessus et brisa la tige de hêtre.

— Mon oncle ! Mon oncle ! appela une voix.

Robbie Douglas, l’un de ses huit neveux, lui amenait un cheval.

Mais une paire de flèches anglaises atteignit l’animal qui, fou de douleur, s’échappa.

— Pars vers le nord ! cria sir William à son neveu. Vite, Robbie !

Mais Robbie ne l’écouta pas. Il fonça au galop à la rencontre de son oncle, indifférent aux flèches dont une se ficha dans sa selle, une autre ricocha sur son heaume. Arrivé à la hauteur de sir William, il se pencha, l’attrapa par la main et l’entraîna sous les flèches qui les poursuivaient. Par bonheur, l’épais brouillard qui tournait en volutes autour d’eux les dissimulait aux yeux des archers.

Sir William lâcha la main de son neveu et continua d’avancer en trébuchant, gêné par son bouclier constellé de flèches et par sa lourde cotte de mailles. Sacré bon Dieu, sacré bon Dieu !

— Gardez-vous à gauche ! Gardez-vous à gauche ! hurla une voix écossaise.

Quelques cavaliers anglais surgissaient de la haie. L’un d’eux l’aperçut et s’imagina qu’il tenait une proie facile.

Les Anglais n’étaient pas mieux préparés à la bataille que les Écossais. Si quelques-uns portaient des cottes de mailles, aucun ne possédait de véritable armure ni de lance. Mais sir William était convaincu qu’ils avaient détecté sa présence bien avant d’avoir lancé leur première flèche, et la colère d’avoir été pris dans cette embuscade le poussa à avancer vers le cavalier qui dirigeait sur lui son épée en la tenant comme un javelot.

Il ne fit aucune tentative pour essayer de parer le coup. Il se contenta de lancer son lourd bouclier en avant, atteignant le cheval à la bouche, avant de le frapper aux jambes de toutes ses forces avec son épée. L’animal hennit de douleur et un brusque écart fit perdre l’équilibre au cavalier. Celui-ci était encore en train d’essayer de calmer sa monture lorsque l’épée de sir William alla se planter dans son ventre. « Salaud ! » rugit-il tout en tournant la lame dans les entrailles de l’Anglais qui gémissait.

Robbie s’approcha à son tour et abattit son épée dans la nuque de l’ennemi, qui tomba de sa selle, la tête tranchée.

Les autres cavaliers avaient mystérieusement disparu. Puis, comme la brume capricieuse commençait à se dissiper, les flèches se remirent à voler.

Sir William retira son épée du cadavre, rengaina sa lame humide et se jucha sur la selle de sa victime.

— Partons ! cria-t-il à Robbie qui paraissait disposé à prendre l’armée anglaise entière à lui seul. Partons, mon garçon ! Presse-toi !

« Par Dieu, se dit-il, ça me fait mal de m’enfuir devant l’ennemi, mais il n’y a pas de honte à s’enfuir quand on se bat à deux cents contre six ou sept cents hommes. Et quand le brouillard se lèvera, nous pourrons livrer une bonne vraie bataille, ce sera un affrontement mortel au corps à corps, lame contre lame, et j’apprendrai à ces salauds d’Anglais à se battre. »

Il éperonna le cheval qu’il venait d’emprunter et s’élança au galop vers le camp écossais, afin d’aller informer le reste de l’armée de la présence de ces Anglais. Apercevant un archer tapi dans une haie, en compagnie d’une femme et d’un prêtre, sir William posa une main sur la poignée de son épée, songeant à prendre sa revanche pour les flèches qui avaient gâché son expédition. Mais, derrière lui, les autres Anglais poussaient leur cri de guerre : « Saint Georges ! Saint Georges ! »

Sir William renonça donc à se venger sur l’archer isolé. Il se mit en route, abandonnant derrière lui de bons soldats couchés dans l’herbe humide. Ils étaient morts ou agonisants, blessés et en proie à la terreur. Mais il était un Douglas. Il reviendrait et il aurait sa revanche.

L'archer du Roi
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